CHAPITRE TRENTE ET UN

C’est une idée complètement dingue ! Lâcha Aphrodite lorsque Lenobia nous eut exposé son plan.

— Pourtant ça pourrait marcher, dit Darius.

— Ça me plaît, déclara Damien. C’est romantique, et surtout nous n’avons pas de meilleure solution.

— Nous n’avons pas d’autre solution, le corrigeai-je. Mais celle-ci est géniale.

— Moins vous aurez de chevaux, plus il vous sera facile de passer inaperçus, dit Lenobia. Je suggère que vous en preniez un pour deux.

— En effet, trois montures, ça saute moins aux yeux, acquiesça Erin.

— Mais comment on va prévenir Dragon et Anastasia ? demandai-je. Nous ne pouvons pas aller tous ensemble les trouver à pied ; or je ne veux pas que nous nous séparions.

Lenobia haussa les sourcils.

— Je ne sais pas si tu en as entendu parler, mais il existe un appareil que nombre d’entre nous utilisons,

le téléphone portable. Crois-le ou non, Dragon et Anastasia en possèdent chacun un.

— Oh, fis-je, confuse.

Aphrodite me contempla d’un air atterré.

— Je vais les appeler et les briefer sur ce qu’ils auront à faire, annonça Lenobia. En attendant, préparez-vous à partir. Celles qui sont en jupe doivent mettre un vêtement plus approprié. Il y a ce qu’il faut dans la sellerie. Prenez tout ce dont vous avez besoin. Je vais avertir Dragon que la diversion commencera dans trente minutes.

— Trente minutes ! répétai-je, le ventre noué.

— Ça vous donne le temps de vous changer et de harnacher trois chevaux. N’utilisez pas de selles, ce serait trop voyant.

— Pas de selles ? souffla Damien au moment où elle disparaissait. Je sens que je vais être malade !

— Bienvenue au club, dis-je avant de me tourner vers les Jumelles et Aphrodite. Venez, il faut que vous enfiliez un pantalon. Et quelle idée aussi de porter des talons aiguilles en pleine tempête givrante !

— Ce sont des bottes, précisa Aphrodite. Quoi de plus normal en hiver ?

— Oui, enfin, des bottes avec dix centimètres de talon…, répliquai-je en les conduisant dans la sellerie.

— Tu n’es qu’une ringarde : aucun sens de la mode ! marmonna-t-elle.

— Tout à fait d’accord avec toi, dit Shaunee.

— Pour une fois, compléta Erin.

J’attrapai trois brides en secouant la tête.

— Changez-vous. Il y a des bottes d’équitation dans ce placard. Saisissez cette opportunité.

— « Saisissez cette opportunité » ? répéta Shaunee.

— Elle a passé trop de temps avec Damien, le roi du dictionnaire, commenta Erin.

Je sortis en claquant la porte.

Darius était occupé à empiler des balles de foin sous l’une des hautes fenêtres de l’écurie. De toute évidence, il comptait nous faire un point météo/Corbeaux Moqueurs.

J’ignorais quels chevaux Lenobia allait choisir pour nous, mais je savais que je monterais Perséphone. J’allai directement dans son box pour lui faire une beauté express.

— Euh, Zœy, je pourrais te parler un moment ? demanda Damien, qui m’avait suivie.

— Bien sûr, entre, dis-je en attrapant une étrille.

Il ne bougea pas.

— Eh bien, voilà… Je ne sais pas monter à cheval.

— Ce n’est pas un problème. Je m’occuperai de tout. Tu n’auras qu’à t’asseoir derrière moi et t’accrocher.

— Et si je tombe ? Je ne doute pas que ce soit un animal parfaitement éduqué, s’empressa-t-il d’ajouter en faisant un petit coucou à Perséphone, qui mâchonnait son foin sans lui prêter la moindre attention. Il n’empêche qu’elle est énorme.

— Damien, nous sommes sur le point de nous évader au péril de notre vie, pour échapper à un immortel à et une grande prêtresse vampire dégénérée, et toi, tu paniques à l’idée de monter avec moi ?

— À cru. Monter à cru avec toi. Oui, ça me fait flipper.

J’éclatai de rire ; je dus m’appuyer contre Perséphone parce que ça me faisait trop mal. Au moins, j’aurais appris une chose : si vous avez de bons amis, quel que soit le bourbier dans lequel vous vous trouvez, ils arriveront toujours à vous faire rigoler,

— Ça ne vous dérangerait pas de garder votre sérieux cinq minutes ? Nous avons une guerre à remporter et un monde à sauver !

Aphrodite, les mains sur les hanches, se tenait à l’entrée du box. Elle portait son minidébardeur noir de marque, avec des motifs dorés sur les seins, qui jurait avec le pantalon d’équitation rentré dans des bottes de cheval plates.

Le fou rire me reprit de plus belle. Alors, j’aperçus les Jumelles derrière elle. Elles avaient gardé leur tunique en soie Dolce & Gabbana en imprimé léopard, tandis que leurs fesses étaient moulées dans un fuseau beige en élasthanne, fourré dans des bottes en cuir brun clair.

C’était impayable ! Cette fois, Damien ne put garder son sérieux lui non plus.

— Je les déteste ! s’écria Aphrodite, Tous les deux.

— Ce qui nous fait un autre point commun, déclara Erin.

— En effet, dit Shaunee en nous lançant un regard mauvais.

L’arrivée de Lenobia mit un terme à mon hilarité.

— J’ai parlé avec Anastasia, nous annonça-t-elle. Tout est prêt, même si Dragon est temporairement retenu par un cas de Transformation inhabituel. Zœy, elle te fait dire que Stark est arrivé et qu’il est entre de bonnes mains.

— Stark ? répéta Damien. Elle a dit Stark ?

— Quoi ? s’exclamèrent les Jumelles.

— Eh merde ! fît Aphrodite.

— Le temps ne s’est pas arrangé, et il y a du mouvement dans les arbres, nous apprit Darius en se joignant à nous. Je pense qu’ils prévoient de nous tomber dessus dès que nous sortirons de l’écurie. Ah… On dirait que j’ai raté quelque chose,

— Oui, et Zœy s’apprêtait justement à nous fournir une explication, répondit Damien.

Je me mordillai la lèvre en regardant mes amis tour à tour. « Ah. zut ! »

— Bon, voilà ce qui se passe. Stark s’est transformé. Il est désormais le deuxième vampire rouge au monde.

— Ça nous fait une belle jambe, qu’il se soit transformé, ce crétin ! lança Erin.

— Ouais, et d’ailleurs, en quoi ça te concerne ? demanda Shaunee.

— Il faut que tu arrêtes de le comparer à Lucie, fit Damien, avec plus de douceur. Tout les sépare.

— Elle est amoureuse de lui, lâcha Aphrodite.

— Aphrodite !

— Quoi ? Il faut bien que quelqu’un informe les ringards de ton amourette pathétique.

— Tu ne me rends pas service.

— Attendez ! intervint Erin. On rembobine. Zœy est amoureuse de Stark ? Je n’ai jamais rien entendu d’aussi stupide.

— Enfin, hormis la loi sur le permis de conduire des moins de dix-huit ans en Oklahoma, Jumelle. Pour le coup, il n’y a rien de plus débile.

— Exact. Aphrodite, tu hallucinés !

— Une fois de plus.

Ils se tournèrent tous vers moi.

— Moi aussi, je la trouve débile, cette loi, dis-je lamentablement.

— Vous voyez ! s’exclama Aphrodite. J’avais raison ! Elle en pince pour lui.

— Bon sang ! gémit Erin.

— Je n’aurais jamais cru ça d’elle, enchérit Shaunee.

— Laissez-la s’expliquer ! s’emporta Damien.

Tout le monde se tut. Je me raclai la gorge.

— Bon, d’accord. Vous vous souvenez du poème ?

Ils me lancèrent un regard méfiant et ne répondirent rien. Pas très sympa…

— Eh bien, il disait que je devais sauver son humanité, continuai-je malgré tout. C’est ce que j’ai fait. Je crois, enfin… j’espère.

— Prêtresse, nous l’avons surpris en train d’abuser d’une novice, me rappela Darius. Comment peux-tu tolérer un tel comportement ?

— Je ne le tolère pas ! Ça me rend malade. Mais Lucie aussi était horrible quand elle se battait pour son humanité. Tu le sais, toi, m’adressai-je à Aphrodite.

— Oui. D’ailleurs, je ne suis toujours pas certaine qu’on puisse lui faire confiance aujourd’hui. Et c’est l’humaine avec laquelle elle a imprimé qui parle.

Je m’attendais que mes amis lui sautent à la gorge ; or ils gardèrent leur sang-froid.

— Darius, Stark m’a prêté serment. Il est mon combattant désormais.

— Un serment d’allégeance ! Et tu l’as accepté ?

— Oui. Et, juste après, il s’est transformé.

— Alors, il te doit obéissance jusqu’à ce que tu le libères de son engagement, soupira-t-il.

— Du coup, conclus-je, je pense que pour les novices rouges c’est le choix entre le bien et le mal qui provoque la Transformation.

— En te jurant fidélité, Stark a choisi le bien, souligna Darius.

— C’est ce que je veux croire.

— Alors, ça signifie que ce n’est plus un salaud ? demanda Erin.

— Ça signifie que je lui fais confiance. Et j’aimerais que vous lui donniez une chance.

— En ce moment, donner une chance à la mauvaise personne peut nous coûter la vie, remarqua Darius.

— Je sais.

— Un vampire qui vient de se transformer doit être coupé du monde et conduit dans le temple de Nyx. Anastasia m’a assuré que Dragon s’en était chargé, intervint Lenobia en regardant sa montre. Il nous reste exactement dix minutes. Pourrait-on remettre ce débat à plus tard ?

— Avec grand plaisir, répondis-je. Que devons-nous faire ?

Nous harnachâmes deux autres chevaux, aux noms de circonstance : Espoir et Destinée ; puis nous passâmes aux choses sérieuses.

— Je persiste à croire que c’est trop dangereux, déclara Darius, aussi sombre qu’un ciel d’orage.

— Je n’ai pas le choix, répliquai-je. Lucie n’est pas là, et je suis la seule à posséder ce qui se rapproche le plus d’une pure affinité avec la Terre.

— Ça n’a pas l’air si difficile que ça, tenta de le raisonner Aphrodite. Il faut seulement qu’elle aille jusqu’au mur, qu’elle ordonne à l’arbre qui s’y appuie déjà de pousser un peu plus fort, et qu’elle revienne ici, ni vu ni connu.

— Je vais l’y emmener, s’entêta-t-il.

— Avec ta mégarapidité, ce sera parfait, tranchai-je. D’ailleurs, je suis prête.

— Comment saurai-je que vous avez réussi et qu’il faut passer à l’étape suivante ? s’inquiéta Lenobia.

— Cette fois, pas de portable, répondis-je. Je vous enverrai l’Esprit. Si vous ressentez brusquement une impression de bien-être, c’est que tout va pour le mieux et que Shaunee peut relâcher le Feu.

— Mais Shaunee doit se souvenir que seuls les sabots des chevaux sont censés s’embraser, dit-elle en jetant un regard sévère à la Jumelle.

— Je sais ! nous assura celle-ci. Pas de souci. Faites ce que vous avez à faire, moi je sympathise avec Destinée.

Sur ce, elle reprit sa discussion avec la grosse jument baie qu’elle et Erin allaient monter. Cette dernière brossait Destinée en lui faisant miroiter la perspective d’une récompense sous forme de morceaux de sucre et autres délices.

— Protège-la et reviens-moi tout de suite, chuchota Aphrodite à Darius.

Elle l’embrassa sur la bouche, puis alla aider Lenobia à attacher la bride d’Espoir.

— Prêtresse, c’est quand tu veux, fit le combattant.

Je hochai la tète, et il me prit dans ses bras. Il fit un pas dans la nuit glaciale, puis tout se brouilla autour de moi.

Lors d’un autre hiver rigoureux, un énorme chêne s’était affaissé sur le mur d’enceinte au fond du parc. D’après Aphrodite, c’était, en temps normal, l’endroit idéal pour s’échapper du campus, et je savais par expérience qu’elle ne se trompait pas dans ce genre de plan.

Aujourd’hui, cependant, nous n’avions pas affaire à des circonstances ordinaires.

Darius s’arrêta bien trop brusquement à mon goût et me déposa sous l’arbre.

— Reste là pendant que je sécurise le périmètre, souffla-t-il avant de disparaître.

Je m’accroupis contre le tronc. Je ressassais mes problèmes de cœur en grelottant de froid quand j’entendis un battement d’ailes. Je me relevai d’un bond.

Juste au moment où je sortais de sous les branches, je vis Darius attraper le Corbeau Moqueur par une aile, le tirer brutalement vers lui et lui trancher la gorge.

Je détournai le regard.

— Zœy, à toi ! Le temps presse !

M’efforçant d’ignorer le cadavre, je posai la main sur le chêne et fermai les yeux. Terre, j’ai besoin de toi. S’il te plaît, viens à moi.

Alors, en pleine tempête, je sentis les parfums merveilleux d’une prairie au printemps, du blé mûr, d’un mimosa en fleur. J’inclinai la tête, reconnaissante.

— Désolée, l’arbre, je dois te demander de tomber.

Le tronc trembla si violemment sous ma paume que

je perdis l’équilibre. Dans un craquement qui ressemblait au cri d’agonie, le vieux chêne s’écrasa sur le mur d’enceinte, déjà affaibli. Les briques et les pierres s’écroulèrent, créant une brèche, qu’en toute logique on nous soupçonnerait de vouloir emprunter.

Le souffle court et les membres flageolants, j’envoyai l’esprit à Lenobia. Puis je me relevai et caressai l’écorce rugueuse.

— Merci, Terre, de m’avoir aidée. Je regrette vraiment d’avoir dû blesser l’arbre.

— Il faut y aller, dit Darius en me prenant dans ses bras. Beau travail, prêtresse.

J’appuyai la tête sur son épaule et m’aperçus que je pleurais.